Il va être difficile de raconter cette Patagonie… Peut-être parce que ce qui se joue en cet endroit appartient à un temps bien antérieur à l’apparition du langage. Il s’agit d’un monde d’avant les mots. Il s’agit d’un monde d’avant les Hommes.
Notre seule présence sembler relever de l’anachronisme tant rien n’y est adapté à notre développement. Un climat extrêmement rigoureux, des vents aussi violents qu’erratiques, une humidité constante s’infiltrant partout sans relâche, de gigantesques falaises de marbre et de granit érodées par une infinité de cascades prolixes que rien ne semble pouvoir faire taire. Jamais.
Nous avons le sentiment incroyablement puissant d’assister à la Création du Monde, de contempler sans filtre les forces qui ont érigé notre Terre. Un retour en arrière de quelques 4 milliards d’années. Il y a de quoi rendre humble. Ici, obligation morale de rester discrets.
C’est ainsi que nous nous sommes lancés, sans vraie justification, sans droit intrinsèque ni raison apparente, si ce n’est l’envie féroce de ressentir cette Terre. Conscients d’avoir la chance de la vivre dans un de ses derniers écrins de virginité humaine. Ensuite, il n’y a plus rien eu à décider : elle seule arbitre la partie.
Son humeur rythme notre avancée, et elle semble souvent contrariée (à regarder ce qui se passe ailleurs?) ; elle grogne, souffle, hurle et pleure. Rien ne sert alors de lutter vainement. Ces moments, avec bonheur et soumission, nous les acceptons. Nous nous en nourrissons.
Notre bateau devient notre arche, notre grotte, notre nid. Nous avons tout ce qu’il faut à bord pour oublier les difficultés du dehors. Hormis peut-être un peu de chauffage... qu’importe, nous sommes déjà bien familiarisés avec le concept de couverture créole dont nous jouissons sans restriction ! Et nous mangeons. Nous mangeons bien, nous mangeons beaucoup, nous mangeons gras. Nous nous reposons d’instinct, guidés par les conseils de Dame Nature. Que faire d’autre lorsqu’elle déverse sur nous tant de sa mauvaise humeur ? Si la tempête se prolonge de trop ou lorsque la pluie se calme un peu, nous pouvons profité de ses merveilles. Elles sont nombreuses mais peu accessibles. De tels trésors, ça se mérite et cela donne l’occasion de fabuleuses excursions !
De la myriade d’espèces animales que nous avions rencontrées plus à l’Est (protégées par la masse physique continentale) et plus au Nord (au-dessus des 40èmes rugissants et surtout des 50èmes hurlants), il ne reste que quelques indéfectibles lions de mer et de tenaces albatros. Un désert de vie animale qui nous rend admiratifs devant la puissance tenace du monde végétal. Les mousses et les arbres sempiternellement torturés par les pluies et les rafales ne laissent rien paraître de la difficulté évidente qu’il y a à se développer ici. Bien au contraire. La diversité des plantes de Patagonie est impressionnante ainsi que leur densité. Elles agissent comme un rappel à l’ordre ; nous pouvons bien redescendre de notre piédestal : nous ne sommes définitivement pas grand-chose…
Les Dieux de la Patagonie ont soudain eu envie de récompenser notre circonspection ; c'est à dire que notre moyenne de milles par jour avait, depuis quelque temps, drastiquement chutée compte tenu des conditions…. comment dire…. déplorables ? Abominables ? Vraiment déguelasses !
Mais tout vient à point au marin qui sait attendre. Une fenêtre météo sublim(issim)e nous permettra de sortir du détroit de Magellan pour enfin remonter Nord, au-dessus du 50° parallèle.
230miles en deux jours, sans oublier deux nuits magiques dont une si calme que les constellations s'imprimaient sur la surface de l'eau comme sur un gigantesque miroir stellaire. Veille attentive, les icebergs commencent à être dodus. Et nombreux !