La dizaine de spectateurs dans cette petite salle voûtée et obscure étaient visiblement très émue. Le Rimmel coulait. Les kleenex sortaient des sacs. Il est vrai que l'interprétation était magistrale. Heureusement j'avais demandé de quoi il s'agissait avant de prendre mon billet. "L'émigration". Les protagonistes n'étaient pas des moutons mais cela m'intéressait car, comme vous l'avez compris depuis longtemps l'histoire des moutons est, quelque part, une métaphore sur notre condition humaine (pourtant, depuis que je les traque dans la montagne armenienne je me demande si le sort des moutons ne me touche pas plus que celui des humains). La différence entre les moutons et les humains ? Ils n'ont pas le choix et leur sort est plié. et il est loin d'être enviable. Vous le comprendrez plus loin.
Pour revenir à la pièce :un condensé d'Arménie. Le rapport mère fils. Les rituels autour de la nourriture. La religion. La survie, ici ou ailleurs ? L'attachement indéfectible au pays natal et à la mère. Tout cela en 1h émaillée de couplets de la chanson d'Aznavour "Elle va mourir la mama".
Garnik m'a fait passer les rush déjà tournés. J'aurais bien tenté un petit montage à partir de cette matière. malheureusement le format des fichiers ne convient pas au programme de mon logiciel. Le plan B c'est le dessin.
La mère de Buniat a l'air heureuse de s'occuper de moi et de me nourrir. C'est la fonction de la femme arménienne. Il y a dans les gestes et la façon de déplier une nappe toujours immaculée sur n'importe quel support un peu branlant, et de déposer la vaisselle et les plats, une évocation du rituel religieux. Comment refuser de communier? Il y a aussi le fait que les femmes sont rares dans ce lieu. L'environnement est masculin : le père, les travailleurs saisonniers, les voisins, les amis de Buniat... Nous en avons parlé. Toute dévouée au projet de son fils qui a acheté ces 300 hectares de terre il y a une dizaine d'année, elle ne se plaint pas et se dévoue entièrement à la cause dans des conditions matérielles très limites. J'ai fait le tour du potager, admiré les chiens puis rejoint le père qui rentrait un petit troupeau d'agneaux et décidé de repartir (je m'étais renseignée sur l'heure du retour à mon arrivée au village proche). Il n'en n'était pas question : Buniat redescendait à Gyumri en fin de journée il me raccompagnerait. Un peu effrayée par le temps d'attente j'ai décidé d'aller voir un peu plus loin, vers ces pierres plantées qui ressemblaient à un cimetière à quelques mètres de la maison.
C'est là que le père m'a rejointe et que nous avons longuement discuté. La conversation a inévitablement déviée, à un moment donné, vers la question de la terre et de la guerre. Je rappelle que nous sommes dans une sorte de camp retranché, la frontière turque est au bout du chemin et les moutons doivent la franchir sous l'oeil des militaires pour aller pacager, la Géorgie est à quelques kilomètres et l'Azerbaïdjan avec lequel l'Arménie est en guerre, guère plus loin. Je ne développerai pas le contenu de cet entretien, tout en circonvolutions, mais je m'arrêterai seulement sur un point. A la question "Qu'est-ce qui est le plus important? La terre ou vos enfants qui vont se faire tuer pour défendre cette terre? Devant ce dilemme , l'interlocuteur inévitablement esquive la question : "Buniat est allé se battre et il y retournera s'il le faut".
Je voulais faire la connaissance de Daha. Daha est la fille de Mikhael, le galiériste que j'avais rencontré à Perm dans l'Oural lors de mon précédent voyage. Mikhael m'avait proposé une résidence d'artiste dans sa datcha. Daha a 31 ans .Elle est graphiste designer. Comme beaucoup de jeunes russes , elle a quitté son pays suite aux sanctions qui les ont privé de travail : ils étaient employés par des entreprises américaines. Elle aussi a laissé, son histoire sans regret. pris son ordinateur et son sac de voyage pour rejoindre l'Arménie où sa carte bleue fonctionne. L'entreprise a délocalisé dans différentes capitales européennes (Erevan est l'une d'elle) mais elle voudrait, à l'automne, se rendre à Barcelone. Elle est lumineuse et elle a du talent. La vie est devant elle . Suite à l'école d'art de St Petersbourg elle a pris l'option numérique. Spécialisée dans le stop motion elle réalise des clip et des dessins animés. J'ai voulu voir son travail . Son site a été bloqué par la Russie, il n'est pas accessible et il va falloir qu'elle le reconstruise. Qu'à cela ne tienne, elle est citoyenne du monde. Ca fait du bien de rencontrer cette belle jeunesse qui a lâché prise et ne revendique rien; sinon d'être libre et de pouvoir travailler..
https://en-m-wikipedia-org.translate.goog/wiki/Marat_Gelman?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=sc
Je n'avais jamais entendu parler de ce personnage, ce qui a eu l'air de surprendre Daha. Alors, comme tous les ignorants, je suis allée voir sur internet. Me voilà rassurée, Mikhael n'a pas trahi ses convictions. Si votre curiosité vous pousse à aller sur le site, vous comprendrez que cet homme d'origine moldave est de tous les combats pour défendre l'art contemporain russe et ukrainien. Il a délocalisé au Montenegro. Mikhael m'a proposé de venir les voir. Evidemment, c'est une aubaine qui me permettra de boucler mon tour; Je pourrais rentrer par la Turquie et l'Albanie, projet qui avait été interrompu; l'année dernière à la même époque. C'est rigolo comment les affaires se tricotent.
Nous devrions parler cinéma.