De retour à Ampasachi, nous mettons le cap vers Guachipas, qui sera notre point de départ pour la route provinciale 6, qui se dirige au sud de la province de Salta, à la frontère avec Tucuman. Le trajet entre la finca et le petit village est sans intérêt, puisque nous sommes forcés de longer la route nationale, sous un soleil de plomb, en compagnie de guêpes et de moustiques qui s'en donnent à coeur joie sur les piqûres. En effet, il ne nous est pas permis d'évoluer au milieu des champs alentours, qui sont tous propriété d'Ampascachi... dommage ! Les chevaux peinent à trouver leur rythme et leur place après 4 jours de pause dans la luzerne. Pandora, qui se trouve au milieu, ne peut réprimer ses envies de mordre Loco à la croupe et botter Limon à l'arrière ! Le petit criollo, quant à lui, transpire abondamment et souffle fort sur le dernier tronçon du trajet. Nous ralentissons un peu le rythme, mais le bât reste lourd. Il est tellement pénible à installer, sur un Limon rarement immobile et avec un système de cordage un peu complexe, que le défaire le temps d'une pause en bord de route est inenvisageable... Ce matin, le Limon à l'humeur capricieuse qui nous a fait le coup de tirer au renard à deux reprises (!), et que nous n'avions donc pas attaché pour éviter tout accident de mousqueton, a quand même réussi à s'échapper au galop dans la prairie d'Ampasachi, le bat à moitié fixé, à moitié par terre. Il nous faut tout recommencer... Si on avait été dans un cirque, on aurait fait de bons guignols !
Mais à notre décharge, c'est vrai que le batage requiert du cheval un peu de patience et d'accoutumance. Nous mêmes ne sommes pas très au point, lorsqu'il s'agit de ne pas emmêler les six mètres de corde qui enserrent, selon un audacieux montage à plusieurs boucles, les 40 kg de chargement que l'on soulève à la force de nos bras gringalets.
L'arrivée à Guachipas, dans l'association gaucha recommandée par Gringo Mamani est donc un soulagement après cette reprise un peu chaotique. Nous n'avons à nous préoccuper ni d'enclos, ni de nourriture, ni d'eau : c'est l'hôtel !
Au petit matin, nous rempilons dans l'obscurité, puisque nous souhaitons partir à 8h30 au plus tard. C'est finalement un faux départ car la pluie ne nous convainc pas de nous lancer sur l'étape de 30 km en direction de Casa de Campo. Les chevaux trompent donc l'ennui avec quelques ballots de luzerne supplémentaires, tandis que nous nous autorisons une visite du petit musée local.
Au petit matin, nous retrouvons Pandora coincée entre les barrières du couloir de contention. Visiblement, la marche arrière, assez peu naturelle, n'a pas fonctionné. Allez savoir depuis quelle heure elle s'y trouve, elle n'a peut-être pas beaucoup mangé de la nuit...! Nous espérons qu'elle se rattrape en fin de journée, mais la question de l'alimentation des chevaux est toujours une grande inconnue. Le temps se veut plus clément, nous décidons d'harnacher. Non sans mal, en compagnie d'une tondeuse et d'un cheval en cours de débourrage. Nous avons attaché nos chevaux aux poutres de la sellerie, mais après avoir jeté un regard à l'état de la charpente, nous revenons sur nos pas pour les déplacer vers la haie. Dans ces situations d'agitation palpable, on envisage le pire, un cheval (Limon pour ne pas le citer) qui s'affole, tire et fait s'écrouler le toit sur nos têtes. A n'en pas douter, nos cerveaux se sont déjà configurés à la prévention des catastrophes !
Aujourd'hui, nous visons "Casa de Campo", où nous ferons une halte en direction de la finca de Pampa Grande. Une maison isolée, qui accueille habituellement les motards le temps d'une merienda, lors de leurs sorties à la journée. A mesure que nous nous éloignons de la ville, le rythme se fait plus régulier, comme pour s'accorder à la sérénité des lieux. Pas une voiture, deux trois cabañas sur le passage, des champs si vastes que nous n'apercevons que très rarement les troupeaux qui y paissent, dissimulés dans les denses fourrés d'arbustes épineux. Le chemin se fait de plus en plus pentu, la végétation plus verte, plus dense, plus sauvage aussi.
Lentement mais sûrement, nous grimpons sur les coteaux du cerro., d'où s''élèvent d'immenses cardones. La terre prend ses teintes cuivrées, la fraicheur des yungas se fait un peu plus ressentir. Un spectacle auquel nous n'accordons malheureusement que peu d'attention. On nous a avertis de la présence d'une plante mortellement toxique pour les chevaux. Il s'agit du romerillo, semblable au romarin. Nous nous mettons à suspecter toutes les plantes vertes avec des tiges et des feuilles... et nos chevaux ne connaissant pas la maudite plante, il nous est compliqué de leur autoriser des pauses. Ils arrivent donc donc la faim au ventre à la Casa de Campo. Pas de luzerne ici, nous sommes loin des centres urbains. Pas un brin d'herbe dans l'enclos où nous serions rassurés de les enfermer pour la nuit. Nous tentons donc l'attache à des piquets au milieu des herbes hautes. C'est certes sec, mais l'étendue des champs permet de préserver une certaine quantité de pâturage. Après notre expérience d'attache désastreuse de la première nuit, nous avons acheté des tuyaux d'arrosage dans lesquels nous passons la longe, pour éviter les noeuds et blessures. Cela semble fonctionner, mais surtout parce que les chevaux ont la possibilité de faire un tour complet autout des pieux. Sous l'effet de la paranoïa, la Gestapo des mauvaises herbes prend tout de même soin de faire une inspection et un nettoyage méticuleux dans le périmètre de pâture...
Malgré l'inquiétude de retrouver les chevaux empoisonnés le lendemain, nous nous régalons avec le pain casero que nous offre Elena, la grand-mère octagénaire qui tient cette vieille maison. Elle vit seule ici avec sa fille, au milieu des vaches et des chèvres, alors les visites régulières de l'infirmier, basé à une quinzaine de kilomètres de là, sont d'immanquables occasions de papoter. Nous nous couchons avec le son mélodieux de la radio - seul moyen de communication dans cette zone sans réseau - qui fonctionne en continu, au gré des bavardages du voisinage. Aux alentours de minuit, le silence se fait... mais Barbara se réveille tout de même trois fois dans la nuit pour s'assurer que la petite troupe aille bien et qu'elle mange à sa faim, en particulier Pandora qui, à force de pivoter autour de son piquet, réduit considérablement sa longueur de corde et donc sa quantité de nourriture. A priori aucune blessure n'est à déplorer !
Au petit matin, tout le monde est vivant et les chevaux semblent s'être rassasiés, mais une bruine les a nappés d'humidité. Nous patientons vainement, dans l'attente d'une éclaircie. Seller sur un poil humide n'est pas du tout recommandé, mais il nous faut retrouver une connexion le lendemain, car Barbara a un appel professionnel... Excellente idée que de se mettre ce genre de contrainte lors d'un voyage aussi aléatoire ! Moins de 20 km nous séparent de Pampa Grande, nous retardons donc notre départ au maximum. A 11h, la pluie a cessé mais la bruine persiste et nous n'avons d'autre choix que d'harnacher les chevaux, au poil encore bien humide. Limon semble avoir une sensibilité au garrot. Un peu de pommade anti-inflammatoire devrait soulager ses muscles. Mais horreur ! nous découvrons stupéfaits, sous le poil intact, un morceau de peau décollé et infecté. Nous ne l'avions pas noté pendant les soins les jours précédents, car la peau n'était pas pelée... Depuis combien de temps notre petit Limon peut-il bien avoir cette blessure ? Pour éviter de risquer une infection plus en profondeur (voire l'abcès) nous badigeonnons avec l'unique produit désinfectant dont nous disposons, le cura bichera. Pour nous alléger, nous n'avons pas emporté de bétadine, il ne nous reste qu'à nous rabattre sur ce produit ou l'alcool à 90°. On se rendra compte plus tard de notre grossière erreur de débutant !
Nous sellons Limon mais ne le monterons pas. C'est donc Loco qui porte le bât aujourd'hui., une première pour lui, qui, fidèle à lui-même, se laisse préparer sans broncher, La suite est un peu plus épique, car, pour une raison qui reste inconnue pendant des heures, nous n'arrivons pas à empêcher le bât de tourner ! Les sacs ont été pesés, les sangles réajustées. Peut-être est-ce dû au dénivelé, à la morphologie ou à l'allure de Loco, toujours est-il que le pauvre se sent bien empoté avec son chargement. Tellement qu'il nous fait la frayeur d'essayer de se rouler avec ! Au bout de quelques heures, c'est intégré, nous remettons un peu d'équilibre dans les affaires négligemment arrangées sur la haut du chargement, et nous arrivons, cinq longues heures plus tard à Pampa Grande. Nous ne sommes pas au bout de nos peines, car en soulevant, remplis d'appréhension, les tapis, nous constatons avec culpabilité que maintenant, les trois chevaux sont blessés au garrot... Le frottement des selles en descente sur le pelage humide a été clairement défavorable, et nous nous en voulons terriblement de ne pas avoir réussi à éviter ces blessures qui tarderont à cicatriser.
Toutes les personnes croisées jusque là nous ont recommandé de faire une pause à Pampa Grande, où nous attend un parent de Luis. L'exploitation, qui compte 4000 têtes de bétail, 60 employés, une école, une chapelle et un centro de salud, ne manque pas d'espace ! Les chevaux sont donc lâchés dans un champ où l'eau et la pâture abondent et nous les laissons au repos quelques jours, ne les dérangeant que pour leur prodiguer des soins trois fois par jour. Quant à nous, nous sommes chouchoutés par Mercedes, qui nous loge dans une douillette chambre de passage équipée d'une douche et d'eau chaude. Un immense réconfort pour notre moral affecté !
Comme toutes les fincas de cette taille, Pampa Grande est un petit village : les employés y travaillent, y naissent, y grandissent et y vivent. Et ce, depuis l'époque de la colonisation espagnole, à ce qu'on nous dit ! Il ne faut pas s'imaginer une exploitation agricole telle qu'on les connait. Aucun bâtiment d'élevage, ici le bétail est à l'herbe toute l'année. Chaque matin un groupe d'une dizaine de gauchos, équipés de leurs lassos, parcourt plusieurs kilomètres pour se rendre sur les zones de pâture et inspecter les animaux. Le personnel en charge des cultures et des clôtures, lui, grimpe à bord des pick-up, c'est plus rapide. Gabriel, leur responsable, nous explique que les propriétaires actuels ont souhaité, une dizaine d'années plus tôt, convertir l'exploitation en bio. Du jour au lendemin, finie l'utilisation de produits phytosanitaires ! Un défi assez impressionant pour une ferme de cette taille, mais relevé haut la main, puisqu'avec l'application d'une approche holistique et de techniques de conservation de l'eau et des sols, en moins d'une décennie, la quantité d'herbe a plus que doublé. Un bel exemple de transformation à grande échelle.
Ici, le bus ne passe que les lundis et vendredis, et, malgré le Wi-Fi satellitaire de l'infirmerie qui coupe au passage du moindre nuage, les occupations sont limitées. La ferme est trop grande et les tâches trop complexes pour que, pauvres citadins incompétents que nous sommes, nous puissions prendre part aux activités agricoles. La pêche et la lecture en hamac deviennent donc nos passe-temps pour les jours qui suivent... et qui se ressemblent. Le vétérinaire de la finca rend visite à nos chevaux, et complète les soins. Enfin, du mieux qu'il peut, car faire une intraveineuse à un Limon gras comme un cochon, qui se fait harceler par une abeille décidée à piquer, ce n'est pas de la tarte ! Malgré l'injection et la pommade -les pommades, car à défaut d'avoir la bonne, nous soignons les premiers jours à la Biafine... bel amateurisme !- la cicatrisation est lente. Un peu lassés de ces rituels quotidiens, les chevaux se jouent d'ailleurs de nous et nous font courir un peu... la carotte devient, à partir de cet incident, notre meilleure alliée. Les blessures de Loco et de Limon ne sont pas très jolies et deux à trois semaines supplémentaires sont bien nécessaires pour éviter d'abîmer définitivement leurs garrots. Nous nous sentons comme suspendus dans l'incertitude : ces blessures sonneront-elles la fin de l'aventure ou s'agit-il d'une sévère mise en garde pour la suite du périple ? Optimiste autant que possible, nous gardons espoir qu'à force de soins, les blessures cicatriseront. Et bloqués pour bloqués, nous confions les chevaux au responsable gaucho de Pampa Grande pour deux semaines et achetons un billet pour la Patagonie, que nous rêvions de visiter en fin de voyage. Les trois loustiques sont entre de bonnes mains, mais c'est avec un pincement au coeur et en priant pour leur rétablissement, que nous leur disons à bientôt.