Je scrute la foule. Un bus vient d'arriver à la station, des gens en sortent tel un flux continu. Il est difficile de discerner les traits des visages dans cette foule anonyme. Pourtant je n'aurai pas de mal à reconnaître celui que je suis venu chercher.
Les portes du bus se ferment et il reprend son trajet en laissant derrière lui une trainée de fumée distinctive.
Je l'imagine, sortir quelques mètres plus loin avec sa barbe mal rasée laissant apparaître un bouc plus foncé, ses cheveux châtains légèrement redressés. et ce sourire charmeur si particulier cachant une verve acide. La nuit est tombée sur la gare. Une lumière jaune éclaire le quai désert.
Des bus apparaissent au loin.
Vivre en colocation crée des liens entre les différents acteurs et Guillaume en est l'un d'eux. Il a décidé de nous rejoindre avec Alex pour continuer son grand périple en notre compagnie après ses déboires d'Uruguay. Je peux l'avouer ici, je l'admire pour son courage de partir seul, en stop, dans un pays dont il ne connait rien. Mais ne le lui répétez pas, il prendrait la grosse tête ! Comme il s'amuse à le dire, jouant d'autodérision, un mauvais coup du "karma", une mauvaise rencontre ont suffi pour lui faire perdre tout son équipement, mais pas sa motivation ! J'espère qu'il se plaira avec nous.
Les portes s'ouvrent de nouveau.
Il n'est pas dur de le reconnaître, étant le seul à dépasser aisément les 1m50. Le contact visuel est vite établi et je vois dans son regard du soulagement. Guillaume est dans le plus simple apparat, uniquement habillé d'affaires qui lui ont été offertes, du slip jusqu'au sac ! Heureusement qu'il existe des belles âmes pour compenser les salauds. Ce sourire que j'avais laissé quelques mois plus tôt le long d'une gare parisienne m'avait manqué. Il est annonciateur de fous rires, mais aussi de bon nombre de remarques cinglantes ! Malgré tout je laisse éclater ma joie et le prends dans mes bras. Game On !
Les réflexions existentielles sur le voyage, sur mon retour en France s'estompent petit à petit. Je pense trop souvent à chercher mais ne m'applique pas assez à profiter. Comme le dit simplement Alex, dans une génération qui s'attache de plus en plus à sa liberté au détriment du confort et de la securite, il est simple de saisir une opportunité séduisante pour la laisser tomber si par malchance elle ne répond pas à nos attentes. Que ce soit aujourd'hui ou dans quelques mois, je décide d'arrêter de conceptualiser pour mieux apprécier.
Ainsi mon idylle du voyage solitaire s'éloigne progressivement. L'arrivée d'un troisième compagnon de route renforce l'effet de groupe. Cela apporte de nouvelles possibilités notamment en terme de logement et de restauration... mais nous conforte dans notre milieu social européen. Nous nous imposons donc des contraintes de socialisation. Trois français en Amérique Latine peuvent vite devenir sectaires et ainsi limiter les liens sociaux. Sentiments partagés avec Alex et Guillaume, nous ne parlerons plus un mot de français en présence d'étrangers.
Le voyage reprend son cours. Nous profitons des quelques jours post-Cotopaxi pour présenter à Guillaume la belle ville de Quito. Mais je sais qu'une idée trotte dans l'esprit d'Alex. Les maillots de bain écrasés au fond du sac gémissent et le besoin de chaleur se fait ressentir. Nous troquons volontiers les polaires pour la crème solaire et les crampons pour les planches de surf.
Canoa, petit village de pêcheur aux plages paradisiaques, se remet petit à petit du séisme qui a frappé la region en avril 2016. Ici la vie est simple : surf, ceviche, hamacs. Dans les ruelles en terre les habitants abordent une marche paisible au tempo des musiques latines qui s’échappent des cabanes en bambous. Le contraste avec le trafic incessant de Quito nous enchante. Il n'est pas dur de se mettre au rythme de la vie locale. Avec Alex comme prof de surf le cadre est parfait.
Le premier cours est rude. Canoa est un spot très réputé pour les surfeurs du monde entier. Les vagues y sont chaudes, régulières et hautes ! Avec guillaume, chaque série est un défi. La houle vient se briser sur nos planches qui se retournent. Il n'est pas rare de boire la tasse. Mes bras sont en feu mais je persévère.
Je suis bien placé, un regard vers l'arrière et je sens ma planche se dérober sous mon buste : une vague arrive. Mes bras s'actionnent dans l'eau, la voix d'Alex me crie quelques consignes inintelligibles. La planche s'enfonce dans la vague et je la sens prendre beaucoup de vitesse. Utilisant les dernières forces qu'il me reste je me redresse au dessus de l'océan. Le moment fut bref, peut être quelques secondes avant d'entamer une série de roulades sous un mètre d'eau, mais il a représenté beaucoup. La première vague, la première prise de contact avec les sensations de glisse. Une chose est sûre il y en aura d'autres.
En remontant au delà de la barre, mon sang se glace. Un aileron vient de fendre la houle a quelques mètres de ma planche. Ai-je rêvé ? Je sais que l'océan pacifique a une réputation sulfureuse et qu'il est possible qu'un requin s'aventure à proximité de la côte. J'observe attentivement la surface mais le coucher de soleil fait jouer un jeu d'ombres qui fait naître l'illusion. Je me convins que ce n'était qu'un mauvais reflet. En me redressant sur la planche je vois Alex me faire de grands signes, c'est à ce moment que je comprends. Dans les vagues le balai d'un banc de dauphins nous souhaite la bienvenue sur la côte ! Aussi fugace qu'ils soient passés, cela aura rendu ma première séance éternelle. Le propriétaire de l'agence de surf nous avouera qu'en 7 ans, lui n'a jamais eu la chance de surfer avec les dauphins. Un sacré coup du destin. Le lendemain ce seront les méduses qui se joindront à la fête... beaucoup moins fun !
Quelques coups de bras plus loin nous glissons jusqu'à Puerto Lopez, tout de suite plus touristique. "Los Grigos de la Négoce", fiers de leur réputation, se trouvent pour quelques dollars une chambre privée en plein centre et à quelques mètres de la plage.
Notre quartier général pour partir visiter les richesses naturelles du Parc Machililla.
Ici nous y ferons de belles rencontres qui nous emmèneront de tours en détours autour d'un feu de camp sur la plage. Quelques verres de rhum et discussions plus tard nous nous amusons à plonger pour notre premier bain de minuit. A l'horizon le noir des vagues se mélange au ciel. Nous rigolons à cœur joie, et le temps s’accélère soudain. De retour à l'auberge à l'aube, la nuit est abrégée rapidement par le réveil. Une poignée d'heures en guise de sommeil suffiront pour partir découvrir l'île de la plata.
Petit morceau de terre perdu au large abritant une faune et flore rares, ... et selon la légende des trésors de pirates espagnols ! De quoi susciter l'excitation de notre groupe d'aventuriers. Aussi appelée "les Galapagos des pauvres", elle profite d'oiseaux excentriques ainsi que d'un paysage sous-marin qui vous en ferait oublier de remonter respirer. Je garde derrière la tête l'idée de passer d'ici peu mon baptême de plongée...
De retour bredouille, sans trace du trésor des colons, mais notre curiosité assouvie, nous prenons la route vers la communauté indigène d'Agua Blanca.
Cette peuplade vit en autarcie dans les ruines d'une ancienne cité. Ravagée par les maladies véhiculées par les colons, les rares descendants vivent encore ici pour faire perdurer la culture de leurs ancêtres "los Monteños", dernière civilisation à être rentrée en contact avec les espagnols. Un bain dans la lagune sulfureuse, perdus au milieu d'une forêt sèche, nous permet de nous immerger totalement dans ce lieu de culte. Une odeur à me rappeler le Cotopaxi, mais en maillot cette fois ci !