C’est long 18 heures de bateau. Alors, pour passer le temps, j’écris… longuement, trop peut-être. Pour le plaisir. Pour une fois, on a le temps de ne pas bâcler…
Lira jusqu’au bout qui voudra.Il est quatre heures du matin. Nous naviguons depuis dix heures et avons couvert un peu plus de la moitié de la distance qui sépare la Suède de la Pologne. L’une s’est effacée depuis longtemps déjà, l’autre n’est encore qu’une promesse.Nous sommes en pleine mer.Le soleil, tout à l’heure s’est couché à notre droite, il incendie maintenant le ciel sur notre gauche. C’est bon, nous voguons plein sudLa Baltique est grise, à peine ridée par la vague. Ni roulis, ni tangage, mer calme. Temps clair, on aperçoit de temps à autre, mais rarement, un autre bateau à l’horizon.
Hier soir, dans la salle voisine, de nombreux spectateurs soutenaient les joueurs de l’équipe de volley-ball polonaise, opposée à l’Italie je crois. À cette heure, au cœur de la nuit, on voit sur l’écran des nageurs qui font leur entrée dans une piscine à l’eau bleu turquoise. Un Français, un Chinois, un Australien, un Danois, un Suédois et un Polonais que personne cette fois n’encourage, le bateau est à cette heure presque désert. Un vaisseau fantôme.Les passagers qui ont loué une cabine s’y sont retirés pour la nuit. Le bar est fermé, les conversations se sont tues. Il ne reste que les postes de télévision, allumés toute la nuit, qui diffusent en boucle les images des jeux, les machines à sous qui clignotent pour draguer le gogo et la lumière vive des néons qui n’éclaire plus personne, inutile.Il est un homme qui cependant à lui tout seul fait le bruit de vingt. Il a sorti son oreiller et s’est endormi quelques minutes à peine après l’embarquement, avant même que le bateau ne quitte le port. On l’entend à trente mètres tant il ronfle. Il ronfle XXL. Bien qu’il soit installé à huit ou neuf rangs de nous, on le croirait notre voisin immédiat. On dira que j’exagère, il n’en n’est rien. Il couvre aisément et à lui seul d’un ronflement agité le ronronnement régulier des moteurs. De temps en temps, il parle ou il crie ou tousse ou renifle dans son sommeil. On a parfois l’impression qu’il livre combat en secret contre quelque dragon, tremblant, râlant, s’agitant et gesticulant dans son sommeil, haletant ou criant, apeuré. Il pousse parfois un soupir de soulagement ou un gémissement ; lui le massif et l’obèse, semble alors, l’espace d’un court instant, un bébé apaisé.Il dort sur l’oreiller, d’un sommeil agité. Ronflant. Il a deux cannettes à ses pieds. Cela fait plus de douze heures que ça dure. L’espoir qu’il s’éveille à un moment, que ce vacarme cesse et que nous puissions, nous, dormir un peu est assurément vain.Il nous faut cependant être indulgents, le pauvre n’y peut rien sans doute et doit être souffrant. Mieux vaut je crois être privé de sommeil que de passer des nuits aussi peuplées que les siennes.Une autre personne a, elle, installé un matelas gonflable dans une allée et s’y est couchée. Les autres passagers se sont réparti les sièges, pour la plupart vacants, pour pouvoir s’allonger.
Le soleil est maintenant nettement au-dessus de l’horizon, il est cinq heures, le bateau aussi s’éveille ou va bientôt. Le jour pourtant levé, les néons sont toujours allumés.
Il est six heures maintenant, douze que nous sommes en route. Aux deux tiers du chemin. À la télé, c’est toujours JO. Ça tourne en boucle, incessamment. Cette athlète se félicite de sa victoire à l’épreuve qu’on la voit gagner ensuite. Il s’agit donc de la sempiternelle synthèse du résumé des analyses des rediffusions des commentaires des épreuves d’hier. Ce qu’on appelle en somme de l’information.Ceux qui commentent font autant sans doute que ceux qui font. C’est un sport aussi. C’est qu’il faut s’entrainer à parler creux, si creux, à parler pour ne rien dire. Les uns et les autres se tiennent par la barbichette. Ces jeux sont assurément un enjeu pour le monde. Sans eux, Coca-Cola et les autres sponsors y gagneraient moins et notre président aurait dû déjà nommer un premier ministre et un gouvernement.encore et toujours, tournez manège, des dollars et des euros, des euros et des dollars.
Sept heures, il se réveille, s’étire… et se rendort aussitôt. Faux espoir. Les ronflements reprennent.
Huit heures moins le quart. Le reflet du soleil sur la mer se fait aveuglant à l’est.Il se réveille et va se dégourdir les jambes. Il aura ronflé plus de 15 heures.Je suis fatigué. Nos vélos, en cale, auront, c’est sûr, mieux dormi que nous, plus près des moteurs et à un pont non insonorisé pourtant.
Nous sommes à moins de quatre heures de Gdansk. Lettonie, Slovaquie, Hongrie, Ex-République Démocratique d’Allemagne, il m’est toujours infiniment étrange de voyager dans ces pays que l’on disait indifféremment « de l’est ». Adolescent, ils étaient un ailleurs interdit. On n’en savait rien ou presque, certains même disaient que là-bas, ils mangeaient les enfants, si, si c’est vrai je vous assure, ils mangent les enfants. Peut-être parce que les pauvres n’avaient rien d’autre à se mettre sous la dent pendant que la nomenklatura se baffrait à la Bolloré. En plus ils ont le couteau entre les dents. Et puis, si Mitterrand est élu, les chars russes défileront sur les Champs et quand la Chine s’éveillera…Dans sa chanson, Frédéric Mey disait au représentant qui tentait de la lui vendre inutile l’achat d’une nouvelle mappemonde. Si les cinq mers et les sept continents sont inchangés, les frontières sont trop souvent modifiées disait-il pour qu’acheter une mappemonde soit un investissement pertinent. Je me souviens d’avoir étudié Vertreterbesuch en cours d’allemand. J’étais en terminale. C’était en 1976, l’année de la sécheresse. Il y a presque un demi-siècle. On n’imaginait pas encore que le Mur de Berlin tomberait et que le Rideau de Fer s’ouvrirait.Et puis, les ouvriers des chantiers navals de Gdansk, ont commencé à écrire le début de la fin d’un monde. Un triste régime est tombé. D’autres se sont installés « moins pires » sans doute mis pas meilleurs.L’idéal se délite. Des démons naissent d’autres démons, bombe à fragmentation multiple. La Pologne est membre de l’Union européenne. Comme la Hongrie. Orban sous nos yeux, dans l’indifférence, à moins que ce soit avec notre complicité, construit les murs que d’autres ont su abattre. Le parlement polonais vient, lui, à la quasi-unanimité, de voter une loi qui autorise les garde-frontières à faire usage d’armes léthales à l’encontre ceux qui tentent d’entrer illégalement dans le pays, de les tuer sans autre forme de procès pour le dire autrement et plus clairement.Demain, à Gdansk, nous prévoyons de visiter le Centre européen de Solidarité. Pour essayer de comprendre, comprendre avant que mon pays ne cède lui aussi à ses poisons et aux démons qui l’agitent.C’est étrange. Nous sommes en pleine mer, loin de tout, dans un monde qui parait infiniment libre, libre comme la surface de l’eau. Il a fallu pourtant pour m’y trouver que je présente une carte d’identité, simple fruit du hasard de ma naissance. Sans elle, on n’embarque pas, être un humain ne suffit pas.Au septième jour, Dieu se reposa et les hommes en profitèrent pour créer des frontières. Puis au huitième jour, ils créèrent la guerre et l’argent mais ces deux-là s’entendent bien. Puis au neuvième… et ainsi de suite. Jusqu’à détruire aujourd’hui la planète qui les nourrit. L’homme ne réfléchit pas.
Huit heures et demie. Une jeune femme à l’air épuisé nettoie grossièrement les tables d’un geste las. Il faut que ce soit propre ou que ça semble l’être suffisamment pour la réouverture du bar. Aux pieds de mon ronfleur, cannettes et papiers sont toujours à terre.
Peut-on vivre sans Facebook, Tik-Tok et autres Instagram ? Les voyageurs, dès qu’ils s’éveillent, se précipitent sur leurs téléphones. Peut-être auront-ils une mauvaise surprise : le site du transporteur précise que la facturation est plein pot dans les eaux internationales, pas de rooming. Une notification non désirable leur parviendra peut-être. Ils mettront pouce en bas, pas petit cœur. Mais peut-être sommes-nous déjà dans les eaux polonaises. Petit cœur émoticônes sourire et bisous pleins pleins pleins.La télé, elle, vient de récupérer sa voix. Le son était coupé pendant la nuit. Mais personne n’a rien raté, elle ressasse encore et toujours la même chose.
Le magasin duty-free vient de rouvrir. On peut désormais y acheter alcools forts et bières. C’était interdit hier soir, sans doute pour éviter que quelques passagers en état ébriété ne perturbent la nuit. Pour nous, pas besoin, nous sommes très raisonnables, notre petite fiole de calva a encore quelques shots en réserve.
Neuf heures. Il y a maintenant au moins quatre cannettes aux pieds du bonhomme. Et une bouteille. On aperçoit à l’ouest un petit voilier. C’est le premier. Sans doute qu’on approche. D’ailleurs, on l’annonce, le bar et la cafétaria rouvrent. Les premiers fumeurs sortent sur le pont extérieur. Les volleyeuses italiennes sont à l’écran, opposées au turques. Tout le monde s’en fout.
Neuf heures et demie. Pas de doute, on approche. On voit la terre à l’est c’est la péninsule de Hel et ses immenses plages de sable blanc.Dans le haut-parleur, une voix doucereuse nous informe que « Ladies and gentlemen… it is forbidden to… » mais je ne saurai pas ce qui est interdit : le filet de voix grésillant se perd dans le bruit ambiant où celui des moteurs domine.Le bateau vibre. Sans doute que le capitaine ajuste le cap.
Bientôt dix heures. Le bateau file bon train.Les Italiennes remportent assez largement le deuxième set. Elles avaient déjà gagné le premier. Il en faut encore un je crois, à moins que les Turques… c’est improbable mais pas impossible. De toute façon, tout le monde s’en fout toujours. Du moins ici.C’est bien ça, il va y avoir un troisième set puis qu’on repasse les meilleurs moments du précédent qui vient tout juste de s’achever. Il se peut en effet que les téléspectateurs aient une mémoire de poisson rouge et qu’ils aient déjà tout oublié de ce qui vient de se produire, à moins qu’ils aient baissé la tête précisément à ce moment décisif où un contre a définitivement changé la face du monde.
Bien que le ciel soit chargé de gros nuages blancs débonnaires, le soleil se fait plus vif. La journée sera belle, c’est probable, mais pas certain. Il ne fait pas encore chaud mais, derrière la baie vitrée, il ne fait déjà plus froid. Le trait de côte est maintenant plus proche et se voit très précisément. Du sable, des arbres et un troisième plan encore confus mais qui émerge peu à peu. L’œil déjà distingue au loin des tours, de communication sans doute - à moins que ce ne soient de châteaux d’eau - et quelques immeubles dont la façade claire tranche sur un fond plus sombre encore noyé dans une brume qui ne se dissipe que peu à peu.Bonne nouvelle… Plus plat que la Suède, assurément. Pas ou peu ou moins de côtes à l’horizon… À confirmer.
On voit un premier oiseau, posé sur l’eau. Dans les romans de ma jeunesse, c’était signe indubitable de l’approche de la côte. Ils sont des dizaines et des dizaines de bateaux qui nous entourent maintenant, paquebots, vraquiers, porte-conteneurs. Beaucoup ont à l’ancre et attendent sans doute l’autorisation de pénétrer au port. Au milieu de ces géants se faufiles des bateaux de plaisance, à voile ou à moteur. On verra sans doute bientôt sans doute les premiers véliplanchistes.
Quant à mon ronfleur, il s’est, le croiriez-vous, rendormi. Same player shoots again. Rebelotte et dix de der. Jusqu’au bout…
Jusque-là seulement visible à notre droite, la côte se voit aussi maintenant à bâbord. Ces araignées géantes doivent être les grues des chantiers navals. Voici donc Gdansk.De nouveau, notre haut-parleur diffuse à mi-voix un message que personnes ne peut entendre ? Ce doit être pour dire qu’on arrive bientôt. Il me semble d’ailleurs que notre vitesse diminue. Bouée verte à tribord, rouge à bâbord. Nous entrons dans le chenal. Sur le pont inférieur, des hommes de l’équipage, en tenue jaune fluo, se préparent déjà à assurer notre débarquement.
Nous accostons à l’est du chenal. Notre appartement est juste en face, de l’autre côté de l’eau, à vue, mais le pont qui permet de passer d’une rive à l’autre est réservé à la circulation automobile, interdit aux cyclistes et il semble que le bac ne soit plus en service. Cela nous fait un détour de plus de 15 kilomètres. Le temps de réaliser que nous sommes bien arrivés en Pologne.
Belle façon de mettre à profit l'insomnie que vous avez subie en produisant ce texte peut-être long, mais pas le moins du monde ennuyeux.
Le pays dans lequel vous débarquez a ses bons et ses mauvais côtés. Je ne connaissais pas cette loi votée il y a 3 semaines autorisant les policiers à tirer sur les migrants. Elle est censée ne concerner que les cas de légitime défense,..
Le sort des migrants balancés par le dictateur Lukachenko à la frontière Belarus-Pologne est un sujet sensible. Il a été brillamment traité par la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland dans son dernier film Green Border (film qui déplait évidemment aux fachos polonais : plusieurs dizaines d'entre eux sont venus perturber la projection du film lors du festival de Wroclaw ; mon fils assistait à la séance et été très choqué par les propos haineux vociférés par ces abruti·e·s).
Autre film sur le même thème que j'ai pu voir lors du même festival : Silent Trees, un documentaire d'Agnieszka Zwiefka sur une famille kurde dont la mère est morte d'hypothermie à cette frontière et qui, grâce à la solidarité d'associations polonaises, peut, après un parcours stressant et cahotique, espérer s'intégrer à Sopot, près de Gdansk.
Pour terminer, je reviens à votre voyage et vous souhaite un très bon séjour en Pologne, de belles rencontres lors de vos trajets le long de la Baltique..