Ce quinzième jour commence plutôt mal : à peine debout, ma tendinite s’avère bien plus douloureuse que la veille et m’empêche presque de poser pied à terre. Impossible de marcher. Cela ne sent vraiment pas bon, mais avant de prendre toute décision hâtive, je décide d’aller faire un tour à l’hôpital, en espérant pouvoir voir un médecin. 8 heures du matin, pas un chat aux urgences (ou du moins son équivalent canadien). J’en ressorts rapidement, avec une douleur qui s’est estompée, une ordonnance pour une pommade et surtout un « go » pour poursuivre mon aventure. Soulagé, mais la tendinite, elle, est toujours bel et bien présente.
Sur les conseils du médecin, j’évite de trop monter dans les tours lorsque je pédale. Pas de grand plateau. Pas de relance. J’ai donc vécu une longue et horrible journée, à mouliner à 22 km/h de moyenne, sur une ligne droite plate et quasi parfaite de 160 km… Probablement la journée la plus compliquée moralement jusque-là. Heureusement, le léger vent m’était favorable et, une fois n’est pas coutume depuis que je roule en Saskatchewan, l’accotement était parfait, régulier et propre. Ce qui rajoute encore plus à la frustration d’une journée qui aurait pu être bien plus productive. Mais 11 heures plus tôt, je ne me voyais même pas repartir, alors…
Encore une étape dans l'enfer des prairies ! Si ma tendinite a été légèrement moins douloureuse aujourd'hui (il faut dire que je m'efforce d'essayer d'appliquer de la glace toutes les deux heures sur le tendon ; encore faut-il en trouver…), les vents ont été atroces ! Vents de sud toute la journée, avec une route qui filait en ligne droite vers l'est. Résultat : une journée à luter, 18,5 km/h de moyenne et seulement 110 kilomètres de parcourus en près de 9 heures de temps. Avec en prime une nouvelle crevaison, aussi inattendu qu’inexpliquée. Je pense que je commence réellement à découvrir à quel point il est compliqué moralement de rouler dans les prairies. Maigre consolation de la journée : j'en ai fini avec la Saskatchewan et roule désormais dans le Manitoba.
Après une nuit durant laquelle s’est abattu un violent orage (j’ai par bonheur réussi à abriter ma tente à temps), je décide au réveil de prendre le temps nécessaire à rendre mon vélo de nouveau pleinement opérationnel. Mes « nouveaux » pneumatiques étant bien plus rigides que ceux d’origine, ils en sont également bien plus ardus à monter. Lors de la réparation de la veille, en bord de route, j’ai fini par casser mon avant-dernier démonte-pneu, avant d’abdiquer et me résoudre à réinstaller mon pneu d’origine, que je garde en secours. Je n’ai néanmoins aucune confiance en ce dernier, que je me dois donc changer de nouveau avant de repartir. Mais sans outils et n’en trouvant pas à Souris, il me faut l’aide de spécialistes : un garage spécialisé dans les pneus automobiles et agricoles par exemple !
Mes pneus de nouveaux en ordre, un café avalé, de la glace apposée sur ma tendinite, il est déjà 10h30, mais je peux enfin repartir, regonflé à bloc ! Ayant un vent relativement favorable sur tout le parcours et un tendon d’Achille qui semble résolu à me laisser tranquille, je passe ma journée tête dans le guidon, en mode contre-la-montre. J’arrive finalement à Morden, après 204 kilomètres bouclés en 8 heures, très satisfait. Après quelques jours compliqués, ça fait du bien de pouvoir relancer la machine !
À peine parti de Morden, j’effectue une rapide halte à Winkler, pour y acheter de nouveaux démonte-pneus et une seconde chambre à air de secours. En réalité, j’ai, la veille, légèrement dévié de ma route pour pouvoir faire un crochet par l’un des rares magasins de vélo que l’on peut trouver dans l’extrême sud du Manitoba. Avec des plaines à perte de vue, les cyclistes se font manifestement rares dans la région !
Finalement rééquipé correctement, je reprends la route plus sereinement, pour une loooongue journée qui s’est avérée plus compliquée que la veille. Les 40/50 premiers kilomètres se font tout en ligne droite et le trafic de camions y est particulièrement dense. Si je ne crains plus vraiment ceux qui me doublent, étant, à de rares exceptions près, très prudents avec les cyclistes, je haïe littéralement ce qui arrivent en face, lancés à pleine vitesse. Ils créent systématiquement un souffle d’air qui me freine violement dans mon élan, me faisant perdre à chaque fois deux ou trois kilomètres par heure. Ça paraît anodin dit comme ça, mais lorsqu’il faut relancer toutes les 15/30/45/60 secondes, c’est un enfer, usant mentalement. Passé cette épreuve, je bifurque sur une route secondaire où le trafic s’avère bien plus limité, parfois proche du néant. Il m’est arrivé de ne pas être doublé durant près d’une heure. S’eut été un bonheur si je n’y avais pas connu ma plus redoutable ligne droite depuis mon départ de Victoria. Ici, aucun relief et une chaussée qui s’étire comme un « i » sur 60 kilomètres. Avec la relative chaleur, la route n’était tout bonnement qu’un mirage permanent… Loooongue journée, mais j’atteins néanmoins mon objectif du jour : la frontière américaine, porte sur l’Ontario.
En préparant mon itinéraire, j'ai souvent lu que la route transcanadienne entre Winnipeg et Thunder Bay est particulièrement dangereuse pour les cyclistes : pas d'accotement et d'innombrables camions qui roulent à toute vitesse. Pour éviter ce tronçon, l'une des alternatives se trouve plus au sud via un bref passage d'environ 70 kilomètres au Minnesota. Certains considèrent qu'une traversée du Canada doit se faire sans passage de frontière, avis que je partage. Mais je n'avais malgré tout nul envie de prendre de risques inutiles, surtout pour si peu de kilomètres parcourus « à l'étranger ». La sécurité avant tout ! En ce jeudi matin, c'est donc pour une sixième et dernière fois que je passe une frontière terrestre entre le Canada et les États-Unis.
Ce passage par les USA aura le plus rapide de tous, puisque 3h15 plus tard, me voici déjà de retour au Canada, pour aborder ma cinquième province : l'Ontario. D'avis général de cyclistes, celle-ci semble être la plus redoutable de toutes : plus de 2 000 kilomètres à y parcourir (soit plus d'un quart du total), dont une grande partie dans des zones peu habitées. Histoire de me donner de la force, pour la fin de l'étape, mais surtout pour les longues journées (voire semaines) à venir, une pause poutine s'impose !
Après 189 kilomètres, 9 heures dont 7 passées à pédaler, deux passages de frontières, j'arrive enfin à Fort Francès. Une bonne journée !
Les étapes se suivent et ne ressemblent pas… Alors que j'avais fini la journée précédente sur un bon rythme, j'avais fini par ressentir une légère douleur au muscle fessier. J'avais préféré l'ignorer. Erreur ! En ce vendredi matin, la douleur, qui ressemble fort à une élongation, s'est accentuée. Ma tendinite, que j'ai un peu moins ménagée la veille, me relance également. Bref, au réveil, je sais que cette journée va être compliquée ! D'autant que, comme souvent depuis quelques jours, j'ai passé la nuit à quelques mètres des trains de fret. Trains qui sifflent et qui produisent un bruit hallucinant, de jour comme de nuit (franchement, il faut le vivre pour le croire…). Pas l'idéal pour récupérer…
Comme redouté, dès les premiers coups de pédale, les douleurs sont bien présentes et m'obligent à y « aller mollo ». Vraiment pas l'idéal lorsque la route n'est qu'une succession de bosses, comme c'est le cas aujourd'hui. Après une journée galère, je décide de m'arrêter à Atikokan, après 148 kilomètres parcourus. Déçu, mais soulagé d’être néanmoins parvenu à arriver jusqu’ici.
Au départ de cette 21e étape, je m'élance avec l'ambition d'atteindre Thunder Bay, à plus de 200 kilomètres d'Atikokan. Thunder Bay est l'un des rares points de passage obligés de tous les cyclistes qui s'attaquent à la traversée du Canada à vélo, quel que soit leur route. Y arriver avant la nuit résonne néanmoins comme un défi. Autant j'ai déjà effectué plusieurs étapes de plus de 200 kilomètres ces derniers jours, autant elles engageaient un dénivelé quasiment nul. Ici, comme la veille, la route n'est qu'une succession de montées et de descentes, pour un dénivelé positif total de 1 400 mètres. Aussi, je dois basculer dans un nouveau fuseau horaire, me faisant perdre une heure. Ce dernier point est plus psychologique qu'autre chose, mais importe.
Malgré tout, je sais que si j'atteins mon objectif du jour, une bière fraîche, une douche chaude, un lit et une journée de repos m'attendent. De quoi largement me motiver ! Et c'est finalement après une interminable étape de 11h20, dont 9h40 passées sur le vélo, nonobstant un vent de face parfois décourageant, que j'arrive chez mon hôte, à la nuit tombée. Soulagé et heureux d'avoir réussi mon pari !
Une troisième semaine commencée au cœur des prairies et achevée à Thunder Bay, lieu à la symbolique important pour tout cycliste qui s'élance à l'assaut du Canada, est forcément une bonne semaine ! En partant de Victoria, je n'avais pas forcément de date précise quant à mon passage à « TB », mais je ne pouvais à coup sûr pas envisager d'y être à l'issue des 21 premiers jours de route. Malgré les blessures, que je continue à panser chaque jour, je ne peux qu'être satisfait de ma progression.
D'un point de vue psychologique, cette troisième semaine a été très compliquée, mais il y a néanmoins quelque chose qui me surprend chaque jour : mon incapacité à réellement cogiter, réfléchir. Un exemple : ces derniers mois, on m'a souvent demandé « que vas-tu faire en rentrant en France ? ». Question à laquelle j'ai toujours répondu « J'aurai largement le temps de penser à ça quand je serai en train de pédaler ! ». Et bien force est de constater que je suis réellement incapable d'y penser. Lorsque je pédale, les seules choses qui m'obsède sont les kilomètres qu'il me reste à parcourir avant d'en avoir terminé avec mon étape, avant ma prochaine pause, avant d'atteindre la fin de la ligne droite ou le sommet de la prochaine bosse. Je passe aussi mon temps à « jouer » avec mon ordinateur de vélo, qui me donne accès à pas mal d'informations : les basiques (vitesse, distance, etc.), mais aussi la carte de mon parcours, le profil altimétrique, etc. Mais je suis incapable de me concentrer sur quelconque réflexion. Déroutant.
« Tu ne sais jamais à quel point tu es fort jusqu’au jour où être fort reste ta seule option. »
– Bob Marley