L'objectif du jour est clair : rejoindre à temps le village portuaire de South Baymouth, au sud de l'île Manitoulin, pour y attraper un ferry devant me permettre d'accéder à la péninsule Bruce. Le deuxième et dernier départ quotidien étant à 15h50, j'ai dû m'employer quelque peu. Nonobstant un vent de face, une route particulièrement vallonnée et des plusieurs sections en travaux, j'arrive finalement au terminal juste à temps. J'avais bien calculé mon coup, mais il valait mieux éviter la crevaison :)
L'île Manitoulin était un endroit du Canada que je ne connaissais pas. N'ayant pas quitté la route principale, je n'ai malheureusement fait qu'effleurer sa beauté, mais j'ai largement pu avoir ma dose de beaux paysages durant la traversée de près de deux heures qui s'en est suivie.
Début de journée difficile. Dès les premiers kilomètres, je ressens une fatigue générale, tant physique que morale. Le corps n'y est pas. L'envie non plus. Peut-être en partie la conséquence de cet animal à la recherche de nourriture (que je suppose être un ours), qui a rôdé près de ma tente et qui m'a obligé à chanter La Marseillaise et Une souris verte à 5 heures du matin… (il n'y avait pas grand-chose de plus qui me passait par la tête à ce moment-là :D). Malgré tout, et malgré plusieurs sensations bizarres aujourd'hui (probablement liées à une mauvaise alimentation et à de fortes chaleurs), je parviens à rallier le charmant village de Stayner. Les multiples pauses et les deux cafés (inhabituels) ont probablement aidé !
Le réveil est réglé sur 6h30 et une fois n'est pas coutume, j'émerge à 6h29, en sentant que j'ai passé une bonne nuit. Cette journée sera une bonne journée ! Et effectivement, ce fut même une superbe journée : léger vend de dos, excellentes sensations et plusieurs montées comme je les aime. Les choses vont tellement bien aujourd'hui que je décide de ne finalement pas m'arrêter à Peterborough, après 182 kilomètres de selle, alors qu'une douche, un repas chaud et un lit m'y attendaient. Quand tout va aussi bien, il faut en profiter et c'est ce que j'ai fait, en signant ma plus longue étape. Seule la tombée de la nuit aura réussi à avoir raison de mon optimisme, en me stoppant après 237 kilomètres. Woaw, I love this game comme dirait tonton Pat' !
C'est un peu le cas depuis mon départ de Victoria : après chaque bonne journée, celle qui suit est souvent bien plus compliquée à gérer. J'en subis souvent le contrecoup, avec de la fatigue et des douleurs qui apparaissent. Après les 237 kilomètres avalés hier, cette 32e journée n'a malheureusement pas dérogé à la règle. Les vents ont tournés durant la nuit, pour désormais me faire face (même légers, ils savent se faire pénibles), des brûlures au niveau des fesses sont apparues en fin de journée hier et m'handicapent vraiment aujourd'hui. Et puis l'impression que les automobilistes deviennent de moins en moins amicaux (où de plus en plus pressés) à mesure que je me dirige vers l'est. Bref, une bonne journée galère, que j'achève une nouvelle fois à la nuit tombée (le soleil se couche désormais à 19h00 par ici…) mais j'ai plus que jamais Montréal en ligne de mire et ça, ça motive !
C'est sous la pluie que j'entame cette nouvelle journée compliquée, du moins, jusqu'à la frontière avec le Québec. Les fatigues physique et mentale s'accumulent et je dois de nouveau composer avec un vent de face. Léger, mais suffisant pour avoir l'impression de faire du sur-place. Aussi, les routes de l'Ontario m'apparaissent de plus en plus chaotiques : accotement souvent inexistant ou limité à 20/30 centimètres, chaussée en très mauvais état. Bref, même si cette matinée est marquée par le passage du cap des 5 000 kilomètres parcourus, ce sont autant de facteurs qui rendent les 100 derniers kilomètres jusqu'au Québec difficile, très difficiles.
C'est finalement aux alentours de 13h30, soit très exactement deux semaines après être arrivé en Ontario, que je bascule au Québec. Heureux et soulagé. Je savais que cette province allait être une part importante du gâteau (plus d'un quart du trajet total) et qu'elle allait être mentalement éprouvante, de part notamment ses zones hors de toute civilisation. J'en ai eu la confirmation… !
Après une pause-café bien méritée, la seconde moitié de journée se passe bien mieux. Les vents me semblent toujours contraires, mais avec une route plus praticable et surtout un moral retrouvé, les choses paraissent bien plus évidentes. Je me rends d'ailleurs chaque jour d'avantage compte à quel point cette aventure est largement plus mentale que physique. Même si j'ai des douleurs ici et là, j'ai de bonnes jambes depuis le début. Mon aptitude à me projeter (ou non) dans l'effort sur plusieurs heures, à tolérer (ou non) les contraintes de la météo et de la route, définissent clairement ma progression. Ici, voir le panneau « Bienvenue au Québec » a littéralement changé mon état d'esprit. Et il le fallait puisque, plus je me déplace vers l'est, plus la tombée précoce de la nuit me semble être un handicap. Heure du coucher du soleil ce jour à Montréal : 18h55… Vivement le prochain changement de fuseau horaire !
C'est ainsi qu'après une nouvelle longue, très longue journée de 11 heures, je retrouve Montréal, pour mon plus grand bonheur. J'ai toujours énormément plaisir à y revenir, tant cette ville me charme. Et y arriver en vélo, via ses rues à sens-unique, bordées de triplex dont les façades sont ornées d'escaliers de toutes formes, à la tombée de la nuit, avec un éclairage public fraîchement allumé, rend l'expérience encore plus unique. Largement suffisant pour faire occulter une pénible journée.
Il n'y avait pas meilleur endroit (pour moi) pour prendre une journée de repos. À Montréal, ville qui restera à n'en pas douter ma ville coup de cœur de ce voyage au Canada (avec Vancouver, mais n'ayant pas vécu dans cette dernière, la comparaison est difficile). Une fois n'est pas coutume, je n'ai pas vraiment besoin de consacrer du temps à la remise en état de mon vélo aujourd'hui. Juste une journée passée au chaud, chez un ami, alors que dehors, l'hiver et ses intempéries pointe déjà le bout de son nez ! L'occasion aussi de déguster l'une de mes derniers poutines :p
À noter que ce même jour pas moins de six tornades ont frappés le Québec et l'Ontario, touchant particulièrement Gatineau, au nord d'Ottawa. Plus ou moins là où je me trouvais deux jours auparavant. Je n'aurais vraiment pas fait le malin si j'avais été dans ma tente à ce moment-là !
Après un dernier petit-déjeuner chez un ami à Montréal, je reprends la route, reposé et motivé. Sortir de Montréal et de sa banlieue est long (40 kilomètres), mais les nombreuses pistes cyclables rendent la chose assez agréable.
Je roule ensuite une centaine de kilomètres supplémentaires le long du fleuve Saint-Laurent, pour rejoindre Trois-Rivières. Alors que j'étais jusqu'alors habitué à retrouver des zones habitées espacées de plusieurs dizaines de kilomètres, c'est un plaisir de traverser ici pleins de petites localités, offrant parfois de magnifiques points de vue sur la rivière. Le ciel était bleu, la chaussée était belle, le panorama au rendez-vous. Il ne m'en fallait pas plus pour prendre mes trois crevaisons (ou ma crevaison et mes deux mauvaises réparations) avec calme et philosophie :)
Distante totale parcourue : 5 291 kilomètres.
Une semaine marquée par une superbe étape où j'ai battu mon record de distance en une journée, mais aussi par plusieurs journées bien plus difficiles à gérer. Malgré tout, énormément de positif à l'issue de cette cinquième semaine : j'ai passé le cap des deux tiers du parcours effectués, j'en ai terminé avec l'Ontario, en y ayant consacré deux pleines semaines, là où je n'avais guère passé plus que quelques jours dans chacune des quatre provinces précédentes, et enfin, j'ai atteint Montréal, un marqueur extrêmement important pour moi.
Toutefois, au moment d'écrire cette conclusion, étrange sensation que celle de devoir regarder mes notes pour savoir où j'en étais le dimanche précédent. Tout en sachant que je progresse bien plus vite que prévu, chaque jour passé sur le vélo me semble être une éternité. Lorsqu'il m'arrive de me voir poser la question « D'où êtes-vous parti ce matin ? », je suis la plupart du temps dans l'incapacité de répondre… Les villes s’enchaînent, comme des perles, en me laissant presque dans l'indifférence. J'ai l'impression d'être dans une routine inéluctable, d'être en pilote automatique, à prendre chaque jour les uns après les autres, en essayant simplement de rouler le plus possible de 8h à 18/19h, sans essayer de réellement profiter des paysages traversés. D'aucuns se questionneront probablement sur cet état d'esprit ; j'aurai l'occasion d'y revenir en conclusion. Ce que je peux simplement dire à ce stade est qu'au vu de ma progression, je me donne désormais comme objectif de rallier St John's en 50 jours (contre 70 initialement). Notamment parce que les jours raccourcissent de plus en plus, que la météo va être de moins en moins favorable, que les nuits vont être de plus en plus fraîches, mais surtout, parce que je sais que ce chiffre constituerait une petite performance et une grande satisfaction personnelle. Réponse dans 2 500 kilomètres !
« Ce n’est que dans l’aventure que certaines personnes réussissent à se connaître – à se retrouver. »
– André Gide